Charlie Hebdo et Dieudonné, une question de liberté

Par Andy, édito du 17 janvier 2015

Liberté, Egalité, Fraternité.

Il faut, dit-on, absolument inculquer ces trois mots, et ce qu’ils représentent, dans l’esprit de nos jeunes, parce qu’ils sont les fondements de la République Française. C’est louable, non ? Je veux dire, derrière ces mots se cachent forcément de beaux sentiments, et la base de tout ce qui est enviable. C’est comme la justice, ou plus encore, l’amour. La vérité, c’est que ce ne sont que des mots.

Alors qu’est-ce que la liberté ?

Larousse nous dit que la liberté se caractérise de façon simple par le fait de ne pas être contraint. Ne pas être contraint. Contraint de quoi ? De tout ! D’être, de penser, de dire, de rire, d’agir, de manger, de boire, de fumer, de se droguer, de voler, de tuer, et parfois même, de dessiner. Alors quoi ? La République nous encourage-t-elle à devenir des dealers alcooliques qui tuent des chatons ? Après tout, c’est cela aussi, la liberté.

Que l’on soit clair: la liberté est absolue dans sa définition, parce qu’elle englobe tout ce que l’on peut être et devenir, tout ce que l’on peut faire, dire ou penser. Mais ça, c’est la théorie. En pratique, nous ne sommes pas libres, parce que nous sommes contraints. Nous sommes contraints de respecter l’autre, son existence, ses opinions et ses actes. Notre liberté est contrainte par notre morale, par notre empathie, par notre désir de justice. En d’autres termes: la liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres. Notre liberté s’arrête, ce n’est pas une liberté totale. Si je voulais faire de la provocation, je pourrais presque dire que ceux qui appliquent le plus les fondements de la liberté totale, ce sont les terroristes.

Alors quand j’entends des gens dire librement que la liberté ne doit pas être limitée par les lois, j’ai librement envie de trouver ça idiot.

Prenons l’affaire Dieudonné. En quoi est-il condamnable d’empêcher un homme d’exprimer des idées, si nauséabondes soient-elles, lorsqu’on érige en trophée les dessins exécrables (il faut le dire) de Charlie Hebdo ? Les deux exercent leur liberté, celle de s’exprimer. La liberté de parole serait-elle plus limitée que la liberté de dessiner ? Le monde médiatique qui est le nôtre me tend à penser qu’il y a une part de vrai. Mais ce n’est pas le coeur du problème.

Le problème, c’est qu’il y a deux camps: ceux qui veulent faire taire Dieudonné parce qu’il enfreint la loi, et ceux qui veulent le laisser parler parce qu’après tout, c’est ça la liberté. Ces deux camps (qui soit dit en passant exercent eux aussi leur liberté d’opinion) défendent tous deux une certaine forme de liberté, mais ne parlent tout simplement pas de la même. Pour les uns, c’est la liberté d’expression qui s’applique, et qui permet de dire ce que l’on veut. Pour les autres, la liberté d’expression doit être restreinte, au nom de lois défendant une forme plutôt floue de liberté nous protégeant des « mauvaises » idées qui circulent (notion qui, qu’on le veuille ou non, est totalement subjective).

Et on rejoint parfaitement la question de Charlie Hebdo: le journal est libre de montrer des images qui sont offensantes pour certaines personnes. Doit-on pour autant les interdire, ou tout au moins ne pas les montrer ?

Il semble évident pour nous que ma liberté de vous tuer doit être restreinte, mais quid de ma liberté de dire publiquement que je souhaite votre mort ? Sans doute doit-elle être restreinte également. Puis-je alors dire que, en toute amitié, je vous souhaite du malheur ? C’est déjà discutable. Puis-je alors dire que vous êtes des méchants ? Oui, parce qu’après tout ce n’est que mon opinion, et que c’est la liberté d’expression !

Il y a une infinité de variations entre ce qui nous parait intolérable et ce que nous admettons. Ces variations sont subjectives. Mon meilleur ami rira sans doute beaucoup si je dis publiquement que je vous souhaite du malheur, mais le vôtre risque de rire jaune. Alors, nous avons deux possibilités: soit nous considérons que puisqu’il existe des gens qui ne sont absolument pas choqués par mes propos, ils doivent être autorisés et ma liberté doit être préservée, soit nous considérons que puisqu’il existe des gens qui sont absolument choqués par mes propos, ils doivent être interdits, et ma liberté doit être restreinte.

En d’autres termes: la liberté d’expression, c’est soit la liberté de celui qui dit, soit la liberté de celui qui entend.

Je pense jusqu’ici être à peu près dans le vrai, mais à partir de maintenant tout devient beaucoup plus compliqué. Pourquoi ? Parce qu’à la question de savoir si Charlie doit être libre de publier ses pires caricatures, il y a de multiples réponses possibles.

La première, c’est celle de Charlie ! Un journal qui se revendique athée et irresponsable, qui tape sur le conformisme, le fanatisme, le capitalisme. Un journal bien de gauche, grande gueule. Un journal qui parlera de cul, de religion, de politique et des femmes dans un seul et même dessin, un journal qui dira les pires horreurs. Les pires horreurs. Oui, mais pour faire rire, pour montrer du doigt et faire comprendre, pour éduquer le sens critique de ses lecteurs, et compenser l’absurdité du monde moderne par un simple dessin, aussi inqualifiable soit-il. Alors oui, pour Charlie, c’est évident, ce journal doit vivre et même, prospérer, tant que des gens ou des évènements mériteront d’être dénoncés ou, tout au moins, caricaturés.

D’un autre côté, il y a l’opinion de certains musulmans qui, souhaitant davantage trouver un boulot que faire le jihad, se sentent offensés dans leurs croyances. Je ne connais pas bien l’Islam, ce serait prétentieux et idiot de ma part de prétendre le contraire. Mais je peux admettre qu’une personne ayant développé une certaine forme de spiritualité soit heurtée lorsque l’objet même de cette spiritualité est ridiculisé avec toute la force de l’image, et que ce sentiment puisse être amplifié par les nombreux problèmes de notre société. Pour lui, certes il ne faut pas tuer le dessinateur, mais par respect il serait bon qu’il caricature autre chose.

La troisième opinion sera celle du fanatique religieux et qui, quelle que soit sa religion, souhaite l’imposer à tous. Ayant dépassé le stade de la spiritualité, ce qui est caricaturé par Charlie sera pour lui une valeur aussi profondément ancrée que la liberté, l’égalité ou la fraternité peuvent l’être chez d’autres. De la même manière que nous nous insurgeons lorsque la liberté n’est pas respectée, lui s’insurgera lorsque les valeurs qui seront les siennes ne le seront pas. Ira-t-il jusqu’à tuer ? Pas sûr, mais on s’en rapproche.

Enfin, la quatrième opinion sera celle de l’anti-religion. Celui qui, persuadé que la religion rend con et qu’il faut que les gens croient au Big Bang plutôt qu’en Dieu ou Allah, portera Charlie en idole sans même se rendre compte que d’une certaine manière, il adoptera lui-même un fanatisme quasi-religieux et adoptera des valeurs qui seront objectivement contestables.

Il y a sans doute des millions d’autres opinions, parce que chacun réagit différemment à tout ce qui peut lui être proposé. C’est cela, la liberté.

A ce stade, le spectre des opinions vis-à-vis de Charlie et Dieudonné est extrêmement varié. La plupart de ces opinions se focalisent d’ailleurs sur la liberté du lecteur, qui aurait l’avantage sur la liberté de l’auteur. Dans un monde où l’information voyage plus vite que l’homme, décrypter des intentions semble parfois bien secondaire, et il n’est pas rare de voir les médias faire du « buzz » ou les réseaux sociaux pratiquer un lynchage agressif sur la base de quelques paroles malheureuses sorties de leur contexte.

« Tourne sept fois ta langue dans ta bouche avant de parler », qu’il disait.

Indépendamment des basses intentions de certains marchands de clics, c’est bien là le cœur du problème, car on peut aussi voir la question d’une toute autre manière. La liberté d’expression pose le problème de l’interprétation, et du ressenti de cette interprétation. Ce problème inhérent à la communication se résume en une phrase: il ne faut jamais croire que l’autre comprend ce que je lui dis. En d’autres termes, il y a toujours des nuances entre le message que je souhaite faire passer, et le message que l’autre reçoit effectivement. Ces nuances peuvent être plus ou moins fortes à cause de deux facteurs principaux: le vecteur de communication et le lien entre émetteur et récepteur.

Le vecteur de la communication: si je tente de faire passer une idée en parlant, en écrivant, en mimant ou en dessinant, il est évident que je tenterai d’utiliser des codes différents qui permettront à celui qui les connait de comprendre le message. On dit souvent qu’une image vaut mille mots, car elle utilise des codes visuels qui évoquent le réel, là où les mots utilisent un mode bien plus abstrait. Texte, photographie, caricature, vidéo, et j’en passe, tous ces vecteurs ont leurs propres codes et leurs propres objectifs. Certains montrent le réel, d’autres le déforment. Certains creusent les nuances, d’autres livrent un propos brut. Un dessin ne permet pas d’affiner une position dans un débat, et à l’inverse un essai de 800 pages ne donnera pas une vision claire et immédiate de la position de son auteur. Chaque vecteur a son intérêt dans le débat et la prise de conscience, et aucun ne devrait être pris à parti pour ce qu’il n’est pas. Aurais-je pu vous épargner tous ces mots et traduire ma pensée en un seul dessin ? Probablement. Aurais-je pu dérouler cette pensée sur le fil de l’objectivité, comme je tente de le faire, sans doute maladroitement, au fil de ces phrases interminables ? Non, assurément.

Le lien entre l’émetteur et le récepteur: il est évident que je n’utiliserai pas les mêmes méthodes selon si je m’adresse à un enfant ou à un adulte, ou si je m’adresse à ma mère, à ma femme, à mon meilleur ami, à mon patron ou à un parfait inconnu. Plus le lien est fort et développé, plus la communication pourra se passer de codes et être brute, parce que le fond du discours ne remettra pas en cause la forme. Toute la témérité de Charlie Hebdo, c’est de casser cette norme et d’avoir un discours très brut sans passer par un code et un formalisme qui, d’ordinaire, lui permettraient d’éviter d’être mal compris.

En considérant ces deux facteurs, il me semble évident que le problème de Charlie Hebdo ne concerne pas réellement le fond de ce qui est dit, mais le fond de ce qui est reçu. On peut tout à fait prôner le bien en montrant le mal, et ne pas être compris par ceux qui, ne connaissant pas les codes du vecteur utilisé ou ne connaissant tout simplement pas l’opinion et la démarche réelle de l’émetteur, ne verront que le mal. Enfin, il y aura également ceux qui, étant opposés à un quelconque aspect du travail de Charlie, refuseront catégoriquement d’être objectifs et se contenteront de tout rejeter en bloc.

Le cas Dieudonné me semble plus complexe, car il est parfois difficile de faire la différence entre un humour noir ou ironique mal dosé, un sketch montrant la bêtise pour mieux la dénoncer, ou une prise de position formelle transformant un spectacle humoristique en meeting politique. L’absence d’ambiguïté dans certains de ses propos me conduit malheureusement à opter pour la dernière solution. Doit-il être condamné pour autant ? D’autres avant lui ont eu le même genre de discours, ceux-là même dont le nom est parfois inscrit sur le bulletin que vous glissez dans l’urne.

Alors peut-être faut-il simplement cesser de considérer qu’une liberté est acquise ou qu’elle est due. Peut-être faut-il arrêter de dire que Charlie est libre ou que Dieudonné ne l’est pas (et inversement). La liberté n’est possédée par personne, elle est partagée par tous dans un équilibre naturel qui permet aux hommes de vivre ensemble. Bien sûr, comme elle n’est pas totale, il arrive que la majorité souhaite restreindre les libertés d’une minorité, pour des raisons parfois nobles comme la survie, ou bien pour des prétextes falsifiés.

La liberté est, au même titre que d’autres valeurs comme la morale ou la justice, une notion mouvante qui nous échappe toujours, fatalement. L’objectif n’est pas de décréter qui est libre ou qui ne l’est pas, comme le font nos gouvernements lorsque leur côte va mal, mais de remettre en question les libertés de chacun pour savoir si elles sont compatibles entre elles, et d’en tirer une harmonie qui nous permet, chaque jour, de vivre ensemble, presque libres.


Twitter: @andros_oria

×

Chacun a sa pierre à apporter au mur de la connaissance. Bâtir sa connaissance, c’est fonder son savoir. Mais il n’est de fondations solides sans la confrontation d’idées et sans doutes. Si je doute, je pense, et si je pense, je suis… Chacun a son jardin secret de savoirs accumulés sur différents sujets. Mais plutôt que de se cultiver chacun de son côté, ne serait-il pas judicieux de partager notre jardin et tous ensembles, créer un panorama de nos vies d’internautes ? C’est le but de ce site, regroupant diverses documentations, analyses, découvertes.
Le thème ? Il n’y en a pas. Nous sommes libres en thèmes.

 

Un lien Twitter vous est proposé si vous souhaitez être informé au jour le jour.

 

A vous de cultiver votre jardin !