“Déchoyez-moi !”, un cri d’humanité

Micheline est vieux jeu. Elle passe ses dimanches midi chez Jean-Paul, Hervé, ou Ginette, sa bonne vieille complice. Ils ne sont pas d’accord sur tout, mais ils habitent tous en moyenne à un pâté de maisons les uns des autres. Alors ils forment un groupe, et ils kiffent.

KikooDu61 est un geek. Il passe ses nuits sur Internet, à farmer avec KikooDu62, à win des game avec KikooDu63, ou à tenter de pécho KikooteDu64. Vous l’aurez deviné, aucun n’habite dans le même département, mais au moins, ils sont d’accord sur tout. Alors ils forment un groupe, et ils kiffent.

KikooDu61 et Micheline sont, chacun à leur manière, des Français moyens. Ils n’ont rien fait pour, ne se ressemblent pas. Ah, si ! Ils sont bi-nationaux, et susceptibles d’être déchus de leur nationalité, comme le stipulera peut-être bientôt le principe suprême de la nation, la sacro-sainte Constitution.

Déchéance de nationalité

La déchéance de nationalité prévoit la possibilité de déchoir – oui, déchoir, ce mot bizarre va revenir un paquet de fois, alors autant vous y habituer – un individu de sa nationalité Française. Mais qui veut déchoir sans choir doit savoir qui déchoir, ou il sera déçu d’avoir chu en ayant déchu sans savoir… J’ai honte…

La déchéance de nationalité a pris beaucoup de place dans les médias, mais pour pouvoir comprendre son intérêt et se positionner pour ou contre (à votre guise), encore faut-il comprendre ce qu’est cette nationalité: comment s’obtient-elle, qu’implique-t-elle et surtout, quel est sa signification dans notre monde interconnecté ?

Finalement, qu’est-ce donc que “être Français” ?

Deux sens sont généralement admis pour ce mot de “nationalité” : la nationalité juridique (ou politique) et la nationalité culturelle (ou sociologique).

Nationalité juridique

La nationalité juridique désigne un ensemble de lois qui définissent qui, quand et comment un individu lambda peut être juridiquement considéré comme membre de la nation. Cette nationalité juridique engendre généralement une nationalité politique : étant membre de la nation, j’en deviens citoyen. En tant que citoyen, je possède des droits et des devoirs civiques et politiques.

Les deux systèmes les plus courants (et parfois combinés, comme en France) sont l’obtention de nationalité par filiation (je suis Français car mon père est Français), et l’obtention de nationalité par lieu de naissance (je suis Français car je suis né à l’hôpital de Sainte-Marie-les-Moulinettes… en France). C’est ce qu’on appelle plus communément le droit du sang, et le droit du sol. Le mariage est également un moyen d’obtenir la nationalité Française.

Enfin, la nationalité peut également être obtenue par assimilation à la société française. Cette assimilation peut se faire lorsque l’individu a une connaissance suffisante de la langue, de l’histoire, de la culture Française, ainsi que des principes et valeurs de la République.

En clair, être de nationalité Française, c’est soit de naissance – et, soyons francs, on le choisit rarement – soit par le mariage, soit à la fin d’une sorte de stage non rémunéré.

C’est bien ce stage qui nous intéresse ici, car il s’agit ni plus ni moins que de considérer comme Français quelqu’un qui manifeste une adéquation avec la culture Française. En clair : quelqu’un qui possède la « nationalité culturelle » Française.

Nationalité culturelle

La nationalité culturelle, justement, désigne l’ensemble des critères communs aux individus formant une communauté. Ces critères peuvent être la langue parlée, les croyances ou tout simplement le territoire groupant géographiquement ces individus.

On parle souvent de “nationalisme”, pratiqués par ceux dont on résume la pensée par “La France aux Français”. C’est généralement un nationalisme culturel, car ces gens-là défendent la France pour sa culture, sa langue, son histoire ou, plus pragmatiquement, pour sa monnaie indépendante ou ses frontières fermées.

Le nationalisme culturel admet, par essence, une volonté de rejeter (parfois même littéralement, hors des frontières) tout individu n’étant pas en adéquation avec la nationalité culturelle Française. Faut-il encore savoir définir ce qui caractérise, très concrètement, la nationalité culturelle Française.

Prenons quelques éléments centraux, et analysons-les.

La langue

Le langage sert deux objectifs : la communication et l’art.

Force est de constater que pour faciliter la communication entre tous les humains, l’utilisation d’une langue commune rend bien des services. L’Anglais s’est imposé comme langue commune en devenant omniprésente dans notre quotidien, et jusqu’ici, elle remplit son rôle à merveille. Si vous en doutez, demandez-vous quelle langue parlent un Français, un Allemand, un Italien et un Espagnol dans une réunion de groupe. La « langue de Shakespeare » est aujourd’hui un prérequis pour nous et, plus encore, pour ceux qui naîtront dans le monde de demain.

Doit-on pour autant oublier le Français ? Non, sans doute pas, car cette langue a ses propres subtilités, celles-là mêmes qui permettent aux poètes et aux auteurs d’exprimer des nuances difficiles à appréhender dans une autre langue.

En cela, le Français reste une langue de communication qui tend à devenir secondaire à grande échelle, mais conserve une valeur artistique certaine.

Pour autant, sommes-nous, en tant que Français, définis par notre utilisation de la langue du pays ? Historiquement, c’est une certitude, mais le monde moderne rend caduque cette notion de “langue nationale”. La langue et le langage permettent aux humains de communiquer, et puisque nous devons communiquer avec des humains qui ne sont pas Français, nous nous adaptons.

La religion

Les chiffres de la religion en France sont toujours difficiles à trouver. On peut néanmoins estimer qu’un tiers de la population est athée, un tiers est agnostique et un tiers est croyante – ce dernier tiers regroupant à la fois les trois grandes religions monothéistes (Christianisme, Islam, Judaïsme), mais aussi des religions bien méconnues telles que les Adeptes de Goldorak ou les Adorateurs de Gwak, le robot-chien bleu.

Pour rappel, un athée est une personne farouchement convaincue qu’aucune sorte de dieu n’existe – et par « farouchement », entendez « avec autant voire plus de véhémence que le croyant de base ». A l’inverse, les agnostiques regroupent toutes les catégories de gens qui ne savent pas se décider ou qui, finalement, s’en foutent. D’ailleurs, si vous ne pouvez pas vous empêcher de voter « Obi-wan Kenobi » chaque fois que cette option est présente dans un sondage : félicitations, vous avez fait votre premier pas dans l’agnosticisme !

Pourtant, dans un monde où l’économie part en vrille et où le capitalisme continue de faire des ravages, les religions apparaissent de fait comme une lumière vers laquelle se tourner. Certains prédisaient la disparition des religions, mais les voilà qui reprennent du poil de la bête !

Alors même en relativisant ces chiffres, on peut annoncer sans trop de risque qu’au moins la moitié des Français ne sont pas religieux, ou ne se revendiquent en tout cas d’aucune religion. Remettons donc en question tous ceux qui voudraient nous parler de racines chrétiennes, de pays qui devient musulman ou de tous les maux de la terre dus aux juifs.

L’identité de la France d’aujourd’hui n’est pas dans une religion. Elle n’est pas non plus dans le rejet des religions. Tout au plus, elle est dans le je-m’en-foutisme de l’agnosticisme, et dans le vivre ensemble que prône la Laïcité lorsqu’elle n’est pas détournée.

Le territoire

Les frontières ! Tantôt ouvertes, tantôt fermées, laissant fuir les cerveaux et rentrer la misère. Que de soucis causés par de simples traits grossièrement dessinés sur une carte !

Le territoire constitue sans doute la seule manifestation tangible de l’identité française : si les frontières françaises étaient demain déplacées en Sibérie, il semble évident que le quotidien en serait légèrement modifié.

Même en oubliant la question des territoires d’outre-mer (pas d’offense, il est difficile de tout traiter sans faire de raccourcis), on peut se focaliser sur le territoire métropolitain et, déjà, trouver quelques nuances. Certains revendiquent ou rejettent parfois un « communautarisme » très en vogue dans plusieurs coins du pays : Corse, Pays-Basque, Bretagne ou Poitou-Charentes sont autant d’exemples de « territoires » possédant eux-aussi une culture… On pourrait presque parler de « régionalité culturelle ».

On parlera aussi souvent du repli communautariste des banlieues défavorisées, ou bien de la mise à l’écart de toute une population d’agriculteurs.

Le territoire Français est donc une notion très concrète, mais peut-on vraiment dire qu’elle caractérise, dans notre quotidien, une nationalité culturelle Française qui nous mettrait tous dans une sorte de case parfaitement formatée et opposée à toutes les autres formes de cultures humaines qui peuplent la terre ? Sans doute pas.

Je veux éclaircir tout de suite un reproche que je ferai moi-même aux exemples cités plus haut : oui, ils ne sont pas objectifs et oui, ils peuvent être opposés à une foule d’autres exemples qui tendraient à montrer que la France possède bel et bien une nationalité culturelle.

La question que je pose n’est pas tant celle de savoir si la France a bel et bien une nationalité culturelle propre, car il semble évident que c’est le cas, ne serait-ce que par juxtaposition d’un ensemble d’éléments discutables. Je cherche à comprendre l’impact réel que cette nationalité a sur nos vies, afin de mieux analyser la question de la déchéance. L’impact de la nationalité culturelle Française diminue incontestablement au fil du temps, et on peut légitimement se demander si une culture « mainstream » occidentale n’est pas aujourd’hui la culture prépondérante, celle qui nous caractérise non pas en tant que Français, mais en tant qu’occidental.

Le refus de l’apatridie

Revenons à la question de la déchéance, pourquoi pose-t-elle problème ? Il y a deux raisons principales à cela :

  • La pertinence de déchoir un individu de sa nationalité Française, après que celui-ci ait commis un acte allant manifestement à l’encontre des principes de cette nationalité (en l’occurrence un acte terroriste)
  • La question de l’apatridie, c’est-à-dire plus concrètement : que se passe-t-il si un être humain se retrouve sans aucune nationalité ? A quel pays appartient-il ? Peut-il seulement prétendre appartenir à un pays ?

On ne reviendra pas sur le premier point, qui est clairement une question de principes et non une question d’efficacité. Comme toutes les mesures de principes, elle a vocation à véhiculer des valeurs et une signification profonde, et non simplement à résoudre une situation concrète par une réponse pragmatique. Pour faire court : ça sert à rien, mais ça fait joli.

La question de l’apatridie est toutefois intéressante : le gouvernement veut donc éviter que cette mesure ne crée des apatrides. En effet, si tata Monique est uniquement Française et que dans un élan de folie furieuse, elle commet un acte terroriste, elle ne pourra pas être déchue de sa nationalité. Tata Svetlana, sa complice de toujours qui a une double nationalité Franco-Russe, le pourra.

La raison derrière cela, c’est qu’un humain apatride, c’est-à-dire qui n’est rattaché à aucun pays, n’a pas d’existence juridique. On pourrait presque dire qu’il n’existe pas. Et ça, c’est pas cool.

Par effet de cause, cette mesure ne peut donc s’appliquer qu’aux personnes possédant au moins une autre nationalité, en plus de la nationalité Française. Ceux que l’on nomme bi-nationaux.

La restriction aux Français bi-nationaux

Résumons : il s’agit donc d’inscrire dans la constitution une mesure de principe, c’est-à-dire une mesure qui caractérise la République Française, notre bon pays dont on souhaite défendre les racines et l’identité. Pourtant non seulement la morale véhiculée par cette mesure est floue et contestable, mais en plus cette mesure ne pourrait, par essence pour limiter l’absurde apatridie, s’appliquer qu’à une catégorie de la population.

Si l’objectif est réellement de marquer l’opposition de tous les Français vis-à-vis du terrorisme, il y a là une vraie incohérence entre la raison d’être théorique de cette mesure et son application concrète. Diviser au lieu de rassembler.

Beaucoup font un raccourci grossier en pensant que le gouvernement souhaite cette mesure car il veut classer tous les bi-nationaux dans la catégorie « terroriste », afin que cette partie de la population se retrouve marginalisée. A mon sens, le gouvernement ne dit pas qu’il faut pouvoir sanctionner en priorité les bi-nationaux, mais plutôt que parmi tous ceux susceptibles d’être sanctionnés, seuls les bi-nationaux pourront effectivement l’être car ils trouveront toujours une nation de refuge. C’est d’ailleurs pour cela que le gouvernement, sous les feux de la critique à cause de cette restriction aux bi-nationaux, a choisi de modifier son texte pour supprimer cette restriction, autorisant du même coup la création d’apatrides malgré les contradictions avec certains ouvrages mineurs, comme la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (article 15).

Quoi que l’on pense, la question de la bi-nationalité n’est pour moi pas le centre du problème, car ce point n’est en définitive que la conséquence logique d’une limite morale de la déchéance de nationalité que beaucoup de gens ne souhaitent pas franchir. Enlever une nationalité : oui. Accepter qu’un humain n’en possède plus aucune : non.

Pardonnez-moi. Pardonnez-moi d’avoir écrit tant de mots pour en arriver à cette conclusion simple et limpide: c’est idiot.

C’est idiot, car déchoir quelqu’un de sa nationalité, c’est lui retirer ses droits, c’est prétendre que sa nationalité n’est pas la cause de ses actes terroristes, c’est mettre les gentils d’un côté et les méchants de l’autre. En clair, c’est vouloir diviser les êtres humains, en limitant leur droit à la liberté, leur droit à l’égalité et surtout, en brisant leur fraternité.

Oui, cette mesure concerne le terrorisme, et nous sommes majoritairement tous pour limiter les libertés des terroristes. Mais je le répète : cette mesure est une mesure de principes, elle n’affectera pas les terroristes, en tout cas pas significativement. Cette mesure n’est qu’une absurdité née de la peur, celle que les gens ont du terrorisme, et qui les pousse parfois à approuver les mesures d’un gouvernement qui a peur pour sa popularité et ses privilèges.

Débats et calamités

Aujourd’hui, l’intégration de la déchéance de nationalité dans la Constitution est toujours en projet. De nombreuses difficultés se présentent toutefois.

A gauche, l’Assemblée Nationale souhaite adopter le texte en supprimant la notion de “bi-nationalité” (on en a parlé plus haut). La déchéance serait ouverte à tous, et permettrait du même coup la création d’apatrides, ce qui serait proprement scandaleux. A droite, le Sénat insiste pour conserver cette même notion de “bi-nationalité” qui avait initialement été proposée par le président, mettant l’accent sur une partie de la population et montrant ainsi le non-sens profond de cette mesure.

A grands coups de débats, les uns tapent sur les autres, prétextant “le refus de l’union nationale” ou “la mise en difficulté du gouvernement”. Les manœuvres politicardes sont difficiles à masquer derrière les débats enflammés sur la portée de cette mesure ou l’intérêt de l’intégrer à la Constitution.

Politiquement, c’est une triste farce à laquelle bon nombre de politiciens semblent participer malgré leurs convictions.

En réalité, il n’y a jamais eu de débat.

Racines humaines

La nationalité Française n’est pas le cœur du problème. Ce n’est même pas le cœur de cette mesure. En vérité, ce n’est même pas une mesure tant son inefficacité est assumée et ses limites morales évidentes.

La déchéance de nationalité, c’est contrôler l’opinion publique en canalisant ses peurs puis en faisant mine d’y répondre. C’est occuper l’espace médiatique pour éviter de parler des sujets embarrassants: le chômage, la précarité, le capitalisme fou, et tellement d’autres encore.

La déchéance de nationalité, c’est occulter l’état d’urgence qui ne cesse d’être prolongé et les dérives sécuritaires extrêmement graves qui en découlent. C’est accepter de sacrifier nos libertés, simplement pour laisser une poignée de dirigeants gagner quelques points miséreux dans les sondages.

La déchéance de nationalité, c’est diviser pour éviter de comprendre. C’est faire des raccourcis, et répondre « Parce qu’il n’est pas vraiment Français; Parce qu’il n’est pas nous. », à des questions sociologiques, culturelles, religieuses et philosophiques.

La déchéance de nationalité, c’est rejeter la faute sur les autres, sans motif. C’est oublier le lien qui nous unit aux autres, et pointer du doigt des différences que le monde moderne a lui-même créé par sa folie.

La déchéance de nationalité, c’est une déchéance d’humanité.

Alors oui, déchoyez-moi, car j’ai la prétention de me penser humain. Démagogie populiste ? Sans doute. Mais que pensent Micheline, Jean-Paul, Hervé, Ginette et nos kikoos chéris ?

Ils sont tous Français, presque.

Presque car en remontant l’arbre du temps, on s’aperçoit que tous ont des racines plus ou moins ancrées dans différents pays. Italie, Algérie, Russie. Ou bien Espagne, Sénégal, Chine. Parfois même Allemagne, Tunisie ou Inde. Venezuela, Afghanistan, Canada, Niger, Honduras, Japon, Bulgarie, Turquie, Suède, Grèce, Tadjikistan, Iran, Soudan, Chili, Mexique, Etats-Unis, Autriche. Vos racines sont partout, elles sont humaines, et elles vous caractérisent mieux que n’importe quelle nationalité ou que n’importe quelle constitution.

Bien sûr, parmi les milliards d’autres êtres humains, il en est qui ne partagent pas vos idées, vos croyances, vos valeurs. Certains soutiennent des mouvements terroristes. D’autres deviennent sosie de Johnny Hallyday. Certains meurent de faim dans des pays lointains. D’autres meurent de froid sous votre fenêtre. Il y en est même qui rentrent dans la secte des Adorateurs de Gwak, le robot-chien bleu.

Ils ne sont pas parfaits. Tout comme vous. Tout comme moi.

Ils ne sont pas tous Français, mais peu importe, car nous sommes tous humains. Ensemble.


Twitter: @andros_oria

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