Je me suis rendu ce matin à la brocante de Saint-Philippe les Deux-Commodes, petit village situé entre les communes de Saint-Marcel de la Mords-moi-le-noeud et Saint-Gontran sur La-vie-de-ma-mère.
La brocante a ceci de spécial qu’il s’agit d’une place commerciale où les gens achètent et vendent sans intermédiaire. Pas de médias pour faire promotion, pas d’entrepôt pour faire stockage, et pas de carte bleue à frotter pour qu’un Graal vous soit dû.
Jeunes et vieux, familles et amis, blancs et noirs – et toutes les teintes pouvant exister au milieu, car je ne connais pas de gens de couleur #FFFFFF ou #000000 -. Chrétiens, Musulmans, Juifs, Bouddhistes, Taoïstes et même Dentistes.
Ils se rassemblent à l’aube, avant même l’arrivée des vendeurs, pour être le premier à dénicher l’affaire en or: une vieille chaîne hi-fi hors d’usage à 1 euro, ou un appareil à fondue moitié rouillé, moitié prix. La tension du premier jour des soldes n’est rien en comparaison de l’espoir qui les habite, alors même que le soleil est encore endormi.
Oh, bien sûr, ils ne sont pas dupes. Comme tout endroit où fleurissent les bonnes affaires, certains margoulins en profitent bien volontiers pour augmenter les prix, jouant sur la rareté d’un objet qui, soyons francs, ne sert déjà guère plus depuis 20 ans qu’à supporter le poids de la poussière, et celui du temps. L’acheteur, dans un élan de vie, d’envie et d’avidité, tente légitimement de faire baisser ce prix.
“50 centimes !” exige-t-il comme il est de coutume, alors que lui-même, chaque jour, ne donne pas telle somme au sans-abri qui vit devant chez lui.
Pour toute réponse, la vendeuse lève un sourcil et l’intime farouchement d’aller voir à côté si elle y est. Chose qui, si vous faites partie de cette minorité qui s’exécute sans pinailler, n’arrive que trop peu souvent.
L’acheteur, ô combien déçu à l’idée que l’objet de son désir le fuit – je ne parle pas de la vendeuse, mais de sa propriété – s’en va, patibulaire, en faisant fi, et finit par fabuler quelques fariboles à son frère en faisant des bulles – cette phrase n’a aucun sens, je le sais, mais il me semblait que ces consonances trop souvent oubliées méritaient leur place dans ce récit.
Ecrivant cette saynète au fil de ma pensée, je tombe sur un monsieur d’un “certain” âge, dont le visage est parcouru par un sourire courbé particulièrement amical. Je l’imagine ridé, dans l’espoir non dissimulé d’éveiller en vous cette sympathie de rigueur à l’égard de toutes ces personnes âgées qui ont, forcément, traversé épreuves et châtiments. Mais dans mon histoire, ce vieux monsieur ridé souriant sera un con. Un vrai, gros con. Pour cette raison, nous le désignerons sous le nom de “vieux”, et pas de “personne âgée” – dont l’usage n’est réservé qu’à l’élite de la gérontolog… gérontocrat… gérontophil… Bref, des vieux.
L’étalage du vieux est à l’image de mille autres, un hymne au passé dont l’absence de modernité fait chavirer tous vos sens. Services à dessert fleuris, 33 tours de chanteurs miteux, paillasson “Bienvenue” aux poils si rêches qu’ils décolleraient les vôtres, odorant parfum lavande à glisser dans votre armoire à vêtements, et moule à gâteaux contenant encore les restes de la dernière tarte aux pêches de tata Monique – si vous vous prénommez Monique, je précise qu’il ne s’agit ici qu’un coup du sort malchanceux et que tata pourrait tout aussi bien s’appeler Svetlana ou Aisha, n’y voyez pas malice.
Entre babioles et reliques d’un autre temps, j’aperçois, au fond d’un vieux carton, quelques livres cornés. Rapprochant mon oeil omniscient de ces objets sans valeur, je distingue quelques noms. Aristote. Platon. Nietzche. Spinoza. Sénèque. Pascal. Kant. Socrate. Je me saisis alors de chacun d’eux, et d’un coût de stylo à plume, redonne à leur couverture un éclat inespéré. Puis je retire mon oeil indiscret, laissant évoluer la vie autour de ce vieux et de ses amis philosophes d’un autre temps.
Les gens passent, s’arrêtent parfois, puis repartent sans un mot. Pas un n’y prête attention. Pas un ne manifeste une once de curiosité pour ce qui apparait pourtant comme l’héritage d’un autre temps. Des idées, parfois modernes et parfois désuètes, qui ont parcouru le temps et sont arrivées jusqu’à eux. Même à 50 centimes, nul ne souhaite s’en encombrer.
Le vieux lui-même cherche à s’en débarrasser depuis plusieurs semaines, car il les a remplacés dans l’étagère du salon par les jeux vidéo de ses petits-enfants. Il ne les voit qu’à Noël, lorsque la profusion des guirlandes rappelle à ses enfants qu’ils sont nés quelque part. Mais depuis six ans maintenant, Descartes n’apparait jamais dans les listes de souhaits de Léo et Léa. Définitivement, Barbie a battu Bergson.
Chrétiens, Musulmans, Juifs, Bouddhistes, Taoistes, et même Dentistes. Tous passent sans même un regard pour le vieux et ses amis philosophes. Emmitouflés dans leurs certitudes, ils ne craignent pas l’hiver, pourquoi donc s’encombrer de la chaleur d’une pensée ?
“C’est ça, la liberté ?” soupire le vieux tant il est effaré. Il ne dit mot, et laisse l’autre filer. Demain, il rejoindra Marine, sa nouvelle prophétesse, et tentera, bulletin dans urne, de retrouver sa France.
Je le regarde, un peu attristé. Il est con, me dis-je, car c’est moi qui l’ai créé. Toutes mes certitudes heurtent brutalement ses convictions, et celles de nombreux passants: Chrétiens, Musulmans, Juifs, Bouddhistes, Taoistes, Dentistes, et même LePenistes. La Laïcité nous permet de vivre ensemble, et la Démocratie nous rend souverains. Pourtant, quand je croise la vendeuse, l’acheteur, le sans-abri, le vieux, ou tata Monique/Svetlana/Aisha, je ne leur parle pas. Pour reprendre le cri d’amour du crapaud, on cohabite, rien de plus.
Ma plume quitte cette brocante, incapable de vous faire sourire en ces temps difficiles, malgré son encre inépuisable.
Vous, qui lisez ceci. Je ne sais pas si vous avez ri, si vous vous êtes senti choqué(e) par mes propos diffamants sur les vendeuses de brocantes, sur tata Monique/Svetlana/Aisha ou par le fait de traiter de con ce vieux qui vote Marine. Peut-être avez-vous cru reconnaître, dans l’un des personnages, une personne qui vous est chère ou que vous méprisez, alors même qu’elle m’est inconnue.
Oh, bien sûr ! Je n’ai ni les couilles d’un Cabu, ni l’estomac d’un Charb, ni la plume d’un Desproges – rien à voir avec Charlie, mais il est bon ton de placer son nom quand on tente de faire rigoler, en atteste le cri d’amour du crapaud. Je suis juste jeune et con.
En attestent les quelques philosophes que j’ai l’outrecuidance de citer ! Que ce soit clair: je ne connais pas la moitié d’entre eux, précisément parce que je suis jeune et con. Lisez-les si cela vous intéresse ou peut vous aider, mais ne prenez rien pour vérité absolue. Comme pour les politiques ou les religions, suivre sans savoir est à mon sens une erreur. Croire, aimer, revendiquer, adorer. Toutes ces actions doivent être ponctuées de remise en question et de réflexion pour avoir un sens. La rhétorique seule ne doit pas suffire à vous persuader, pas plus que l’éveil d’une peur primale ne doit suffire à vous faire haïr votre prochain. Vous êtes philosophe malgré vous. Tout comme vous êtes politicien (même si vous ne votez pas) et religieux (même dans votre athéisme ou agnosticisme éventuel). Toutes les idées vous traversent, particulièrement aujourd’hui, jour de l’avènement d’une ère de communication entre tous les humains qui payent leur connexion internet, et d’une ère de désinformation entre tous les humains qui payent leur redevance télé.
Oui, la démocratie est sans doute meilleure que la théocratie, que l’autocratie et que plein d’autres mots en -cratie. Mais elle n’est ni absolue, ni sans défaut. Préservez-la de ce que vous estimez moins bon, mais cherchez surtout à l’améliorer !
Idées de philosophes, projets politiques, textes religieux. D’aucun je ne fais l’apologie ni la diatribe, parce que l’opposition se nourrit de certitudes, et que la haine, la peur, le rejet, la violence, se nourrissent d’oppositions. Empêcher que l’on s’en prenne à vos valeurs est important, mais chercher à détruire celles et ceux qui le font est un contresens pour peu que vos valeurs possèdent la moindre notion de dignité et de respect. Eduquez, dialoguez, réfléchissez, et regroupez-vous pour penser plutôt que tuer. Si l’autre n’est pas d’accord, intégrez ses idées à votre système de pensée, et confrontez-les à toutes vos certitudes. Nourrissez-vous de lui – pas au sens littéral, même si vous avez très faim.
J’ignore si la vie a un sens, si une entité divine quelconque la manipule ou si la science prouvera un jour que tout ceci n’est qu’un pur hasard. Je suis en revanche convaincu que la pensée est un outil extraordinaire qu’il ne faut pas gâcher. Alors notre devoir d’être humain pensant est de relativiser, pas d’absolutiser. D’ailleurs, tous ces mots ne sont pas grand chose, tant je suis jeune et con.
Twitter: @andros_oria